Savoir panthéoniser

Publié sur le site de Mariane, le 6 décembre 2021 : https://www.marianne.net/agora/les-mediologues/le-grand-homme-est-instrumentalise-et-le-pantheon-ramene-a-un-medium-politique

Il n’est pas question de remettre en cause la grande Joséphine Baker, ni sa générosité personnelle, ni sa constance dans les combats ni non plus l’authenticité de son héroïsme et encore moins la reconnaissance qui lui est due. Pas question non plus de la dissimuler derrière une hagiographie. Ce qui est à son actif dépasse, et de loin, ce qu’on pourrait, peut-être, mettre à son passif. Ceci est d’ailleurs un principe valable pour tous les héros. Ils n’ont pas à être des saints pas plus que les saints n’ont à être des héros. Ce qui fascine, chez les héros, c’est leur héroïsme, pas leurs petits côtés. Hegel l’avait bien dit : « Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre, dit un proverbe connu. J'ai ajouté — et Gœthe l'a redit deux ans plus tard — que s'il en est ainsi ce n'est pas parce que celui-là n'est pas un héros, mais parce que celui-ci n'est qu'un valet. »

Ce qui est en question, ici, c’est le processus même de la panthéonisation. On est loin de l’abbaye de Westminster où se bousculent un grand nombre de grands Britanniques, ‘dont’ deux Français. Dans notre Panthéon, se trouvent quelques « grands hommes », mais pas tous. Très peu, en fait. Seulement ceux qui ont passé avec succès d’opaques et imprévisibles épreuves de qualification. Joséphine ? C’est d’abord Régis Debray qui l’avait proposée. Proposition restée lettre morte jusqu’à ce qu’une pétition en ligne en relance l’idée. 37280 signatures, soit… bien peu de chose.

Joséphine… voilà qui peut aider au féminisme ? Voilà qui peut calmer les racialistes. Et flatter les immigrationnistes. Voilà qui permet de dire du bien de la France, etc. On peut trouver d’innombrables raisons conjoncturelles. Aucune pourtant ne devrait être recevable. On ne devrait entrer dans un panthéon que pour les services avérés rendus à la nation (et donc à l’humanité !). Mais alors, pourquoi si peu de monde ? Quatre-vingt-une personnes ! Ne contestons pas à ceux qui y sont le droit de s’y trouver, mais on peut regretter que n’y soient pas ceux qui devraient s’y trouver et dont l’absence ou plutôt la non-présence jette un doute sur l’institution.

Par exemple, on n’y trouve pas René Descartes, notre philosophe national autour de qui, pourtant, toute la pensée moderne s’est construite ! Il devrait s’y trouver, cela a été décidé plusieurs fois, dont la première par la Convention en date d’octobre 1793. Mais ça ne s’est pas fait. Sait-on seulement pourquoi ? Tant pis pour Descartes, mais tant pis aussi pour le Panthéon, qui en devient suspect. Et tant pis pour notre pays.

La panthéonisation institue que le grand homme n’est un grand homme que par la grâce de qui en décide, Parlement ou président de la République, selon les époques, et non par ce qu’il a été ou ce qu’il a accompli. Voilà une sélection dont on peut soupçonner qu’elle ait pour véritable objet le bénéfice que peut en tirer le panthéoniseur. Le grand homme est ainsi instrumentalisé en faire-valoir et le Panthéon ramené à un pur medium politique.

Au bout du compte, il est plus intéressant d’aller visiter le cimetière du Père-Lachaise ou même celui de Montparnasse. On y trouve de nombreux grands personnages. Encore que, là, ce soit un employé de la mairie de Paris qui décide de qui peut y être ou pas selon ce qu’il perçoit de la notoriété du défunt. Mais ils y sont en plus grand nombre.

Il faut quand même se réjouir de ce que cette panthéonisation ait permis de ramener, vivant, le souvenir de Joséphine Baker. Pour ce qu’elle a accompli, pour ce qu’elle a été et jusqu’à ses utopies.