La nostalgie

Mlle L., professeur des écoles, qui ne dit pas où elle enseigne, m'adresse le reproche suivant : « Vous idéalisez l'école de Jules Ferry, et pourtant les historiens en ont bien montré les insuffisances. [… votre] position est nostalgique et la nostalgie ne permet pas de construire le présent et encore moins l'avenir. »
Je remercie notre collègue d'avoir bien voulu prendre le temps de me communiquer son avis sur ces conférences, qu'elle approuve pour l'essentiel. Cependant elle me reproche une attitude nostalgique qui, selon elle, ne conduirait nulle part. Voici une amicale petite réponse en forme de réhabilitation de la nostalgie.
D'abord, je conteste que les historiens aient réellement dénoncé l'école de la Troisième République, mais il faudrait trop de temps pour entrer dans ce débat et je renvoie ici à l’enquête de Jacques et Mona Ozouf, La république des instituteurs.
Je veux surtout revenir sur l'idée de nostalgie, pour dire ceci, qu'on peut tout à fait négliger les attaques, pourtant conduites en règle et avec acharnement contre le principe même de la nostalgie. Les « modernistes » pressentent, en effet, par ce regard de Chimène à l'égard du passé un risque pour leur marche en avant. Ils ont donc généralisé l'idée que la nostalgie ne serait au fond qu'une attitude réactionnaire. La réaction étant, à son tour, interprétée comme la volonté de voir revenir la domination du fort sur le faible, du riche sur le pauvre, du comblé sur le démuni. Bref, le nostalgique est un Méchant absolument parlant. Bien entendu cet argument est faux et il fausse le débat pour triompher sans avoir à combattre. Il s'agit de liquider le passé au seul motif qu'il est le passé et d'installer la modernité comme souverainement valide sans avoir à en fournir les preuves. La modernité va de l'avant, sans dire où puisque la modernité vaut par soi, tandis que le nostalgique voudrait faire revenir un âge d’or dont tout le monde sait bien qu'il n'a jamais existé.
Qui ne voit que cette condamnation, dans son simplisme, cache son jeu ? Elle est trop fréquente, trop radicale, trop automatique. Elle est également trop sommaire. Elle caricature non pour convaincre, mais pour empêcher le débat. Il faudrait objecter à ces obsessionnels de la modernité-qui-tue, les analyses de Jankélévitch ou de Jean-Luc Marion. Nous aurons alors une vraie critique de la nostalgie.
Il ne s'agit pas de refuser, par principe, les modernisations, ni même de résister plus que de raison aux mauvaises modernisations – il y en a, et de nombreuses – mais seulement de sauver ce sentiment, à nos yeux essentiel, de la nostalgie.
La nostalgie est un regard sur le passé.
Le regard nostalgique fait que le passé n'est pas encore tout à fait passé et que les hommes d'autrefois sont toujours nos frères, nos amis, nos semblables. La nostalgie fait que le passé est encore un peu présent. Il est passé, mais il n'est pas absent et cette présence paradoxale, celle du sentiment et de l'attachement, est justement ce qui donne au présent sa réalité et sa densité. Elle fait que le présent ne se réduit pas à l'instant. Sans cette nostalgie, le présent ne serait qu'un incompréhensible chantier, un chaotique« trou des Halles ». Sans cette nostalgie le présent resterait froid et statique, ni vivant ni vivable.
La nostalgie est une dimension de l'histoire. Qui a beaucoup travaillé une période du passé revit ce passé sur le monde de l'empathie. S'il ne le fait pas, il n'est pas historien, il n'est qu'un technicien de l'histoire qui l'instrumente sans la faire vivre. Voyez Michelet ou Augustin Thierry. On n'est pas historien sans avoir le cœur qui bat.
Qui est capable de nostalgie – car, semble-t-il, ce n'est pas donné à tout le monde – ne montre que son humanité, sans nécessairement refuser les modernisations. Car il est vrai qu'on ne reviendra pas, ce n'est pas souhaitable, à l'intimité des lampes à huile. Il y a là une irréversibilité du temps qui, justement, se compense par la nostalgie.
Craignons ceux qui ne sont pas capables de nostalgie : ils ne sauront pas vivre leur présent. Après tout, ces instituteurs (et –trices !), ces inspecteurs primaires sont, à nous autres enseignants, nos ancêtres. Nous leur devons bien un certain respect. Au moins leur devons-nous justice. C'est un peu ce que j'ai voulu faire dans ce travail. Mais pas seulement ni même principalement. Ce que j'ai voulu montrer, c'est que la notion de « rénovation pédagogique » est fausse, que la pédagogie est de toujours et que l'école doit être, à sa manière, non celle d'autrefois, mais celle de toujours, un peu hors du temps ou plutôt du siècle. Mais lorsqu'on m'objecte, comme me dit un autre courriel (qui ne dit pas où il prend cette citation) qu'il s'agirait d'un « retour à l’encre violette » et aux « châtiments corporels », je quitte le débat. Quel serait d'ailleurs l'intérêt d'y rester ?