Ces petites choses qui font la grande école

 Ce texte, un peu ancien, a paru d'abord dans Les cahiers de médiologie, 2001/1 n° 11, Gallimard. Je ne vois rien à y reprendre. Ce numéro des Cahiers de Médiologie est disponible sur le site : www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-2001-1-page-232.htm.

Un malentendu courant sur l’école est de confondre la transmission et la communication, le savoir et l’information, le travail du professeur et les métiers du journalisme. Il est vrai que, vu de l’extérieur, les fonctions d’enseignement et de communication se ressemblent. D’un – croit-on – se trouve un pôle qui ne sait pas et de l’autre, un pôle qui dispose de cette connaissance. Comment ne pas penser qu’enseigner consiste à organiser le transfert, par les voies les plus courtes, d’un pôle à l’autre. Le modèle de la communication paraît bien s’imposer par son apparente pertinence.
De fait, ces cinquante dernières années ont vu fleurir, en pédagogie, nombre de techniques, de l’audiovisuel à la
direction par objectif, qui sont, à l’origine, totalement extérieures à l’enseignement. Modernité. Et à les refuser, bien des enseignants sont apparus comme des acteurs vieillis, dépassés, archaïques…
Pourtant nous avons maintenant du recul. Aucune des techniques ainsi mises en place depuis une cinquantaine d’années n’a donné de résultats probants et, par exemple, combien de systèmes vidéo acquis à grands frais, sont aujourd’hui dans les placards des écoles ? Seuls quelques-uns de ces appareils ont réellement servi, comme les appareils reproducteurs de musiques, les projecteurs de diaposi
­tives… En fait, n’ont trouvé réellement leur place dans la salle de classe que les appareils qui aident à la pédagogie classique. On a dit, bien sûr, que c’était là un effet du conservatisme des maîtres, qu’il faudrait attendre la génération suivante, laquelle était supposée n’avoir pas les préjugés des anciennes. Et l’on a ajouté que les maîtres n’étaient pas formés à ces « nouvelles techniques ». Tout cela est faux. Les maîtres ne sont nullement rétifs aux techniques qui les aideraient… si elles les aidaient ! Or ces techniques, qui relèvent de la communication, sont étrangères à l’enseignement, et leur emploi à lui seul suffit à détruire l’école. C’est à soupçonner que ceux qui se sont empressés d’imposer de telles méthodes n’étaient pas réellement des enseignants. Il faut le dire, les moyens de communication dont usent les médias ne conviennent pas au travail de l’enseignement. Sans doute est-ce d’abord en détruisant que la technique construit ses nouveaux mondes. Mais toute destruction n’est pas progrès et si la machine à tisser vaut mieux que le métier manuel, l’ingénierie éducative est une erreur. C’est même une bêtise.
Rappelons-le, le métier d’informer consiste à fournir des faits, en quelque manière qu’on entende ce mot. Mais un fait n’a de sens que dans une culture… qui doit être préalable ; de sorte qu’un fait n’est instructif que pour celui qui sait. Au mieux, il n’est rien pour celui qui ne sait pas. Mais le plus souvent, un fait sans la culture qui lui donne sens est manipulation. Or, dans l’enseignement, ce dont il s’agit c’est, précisément, d’acquérir cette culture.
Autre remarque, la culture n’est pas – pas du tout – une collection de faits et l’acquisition d’une culture – sans doute vaut-il mieux dire l’entrée dans la culture – ne relève pas de la communication mais bien de la transmission, très exactement dans le sens que Régis Debray donne à cette opposition (espace et temps). Ce qui empêche la culture d’être un objet de communication, c’est qu’elle est un ensemble organique de valeurs ou, mieux, de vérités1 élaborées dans l’histoire et qui doivent absolument être vécues comme telles. Si ces vérités ou ces valeurs n’étaient pas vécues comme vraies ou comme valables, elles ne seraient que de simples conventions et devraient alors s’apprécier selon leur utilité. Toute culture repose ainsi sur des fondements qu’il faut construire personnellement. Il n’y a pas de culture adventice.
Par exemple, savoir que la terre tourne autour du soleil parce qu’on l’a entendu dire (fusse à l’école) n’est pas un savoir, mais une information à la merci de quiconque dira le contraire avec suffisamment de persuasion. À l’inverse, apercevoir la validité de cette hypothèse à partir, par exemple, des lois de Kepler ou du pendule de Foucault, c’est construire un véritable savoir. Que le triangle 3-4-5 soit rectangle, voilà une
information, qui est sans doute utile, mais qui n’est qu’une information. Être savant, ce n’est pas disposer de cette information, c’est être capable de démontrer ce théorème. Dans le premier cas, on est un arpenteur ; dans le second, on est un géomètre. Et si l’on voulait n’enseigner la géométrie que comme un ensemble de faits remarquables, on ne ferait que des arpenteurs. Bachelard a suffisamment montré l’importance de cette rupture épistémologique comme acte de naissance de la science.
Si l’on prend bien soin de ne pas confondre l’information avec le savoir, la communication avec la transmission, on ne dira pas que l’école n’a plus, aujourd’hui, le monopole de la transmission du savoir… Dans sa mission propre, qui est la transmission culturelle, l’école est toujours sans concurrence. Les médias, eux, ne font passer que l’information et les familles (les communautés), les valeurs du groupe. Sans doute ne convient-il pas de radicaliser ces distinctions. Mais il est essentiel de ne pas les négliger, ce que pourtant tend à produire un certain recul de l’idée de culture, propre à notre modernité. Et s’il est aisé de comprendre le fonctionnement de la communication, celui de la transmission demande une tout autre… culture ! Car, hélas, il faut être cultivé pour apercevoir la régression de la culture.
Par exemple, la communication est estimée réussie si le message est passé de l’émetteur au récepteur, ce qui est acquis si le récepteur manifeste un comportement conforme à celui qu’en attend l’émetteur. Quel que soit ce message, quant à sa forme, il est bon s’il « passe », l’essentiel étant de se faire comprendre – au sens behavouriste. Dès lors, à quoi bon les normes de langues ? Elles risquent de gêner, pire, elles seraient plutôt répressives. D’autant qu’on ne manquera pas de théoriciens pour expliquer que la langue normée est, sociologiquement, la langue de la classe dominante et que l’on ferait œuvre démocratique en ne l’enseignant pas. Que n’a-t-on entendu, de ce côté-là, sur l’inutilité de la double négation, sur les pluriels irréguliers, sur les exceptions grammaticales ou orthographiques, sur la concordance des temps, sur la construction des phrases… Si l’on ajoute à cela que, selon la linguistique, la langue, c’est la parole et non la langue écrite, qui n’est qu’un code second… Il est alors facile de comprendre que l’enseignement du français devienne de plus en plus difficile.
Autre exemple, encore plus médiologique, peut-être : l’écriture. Si c’est l’efficacité qui prime, alors le tracé des lettres peut être quelconque, pourvu qu’on y comprenne quelque chose. Et un simple pictogramme suffit souvent. D’autant que, modernisme, on a abandonné la plume et l’encre au profit du stylo à bille. Tout petit abandon et bien utile modernisation. Mais on a oublié que la forme de nos lettres est un produit de l’instrument d’écriture. L’écriture est un geste qui est largement déterminé par la plume : on peut appuyer en descendant, mais pour remonter la plume sur la feuille, il faut avoir la main très légère, sinon c’est la tache d’encre, le « pâté » ! C’est ainsi que la graphie de nos lettres est une alternance de pleins et de déliés et qu’apprendre à les tracer consiste à maîtriser ces gestes. Or le stylo à bille permet de produire, avec le même effort, c’est-à-dire
sans effort, n’importe quel tracé dans n’importe quel sens et sans qu’il soit nécessaire, ni même utile, de maîtriser la pression avec laquelle on le produit. Il ne s’agit cependant pas de revenir à la plume sergent-major, mais seulement de réfléchir aux conséquences qu’entraînent l’abandon ou l’adoption de telle ou telle technique.
Plus généralement, la méthode médiologique pourrait contribuer à montrer que c’est en niant l’importance de ce qui apparaît trop vite comme un ensemble de détails insignifiants, comme par exemple la substitution du stylo à la plume, qu’on contribue à faire perdre le sens de l’école. Car notre école disparaît non pas à la suite d’un assaut frontal – à quoi elle sait assez bien résister – mais bien en conséquence de petits abandons. En voici d’autres exemples, dans le désordre et sans exhaustivité :

 – l’abandon de la plume et de l’encre au profit du stylo à bille, comme on a vu. Question plutôt technique, non résolue aujourd’hui où nos écoles n’ont plus de pédagogie de la graphie ;
– l’abandon de la distribution des prix. Cérémonie tombée en désuétude, très attaquée en raison du fait qu’elle ne récompensait que les « bons » élèves en figeant les autres dans un statut de « mauvais » élèves ;
– l’abandon des classements et de la notation chiffrée, pour les mêmes raisons. Abandon, en conséquence de toute idée d’émulation ;
– l’abandon du rituel des cahiers : cahier de mise au propre, cahier de devoirs mensuels, cahier de composition, cahier de roulement, etc. ;

– l’abandon de la copie-recopie et abus des photocopies ;
– l’abandon de la prédominance de l’écrit et du livre au profit du graphe et de l’image. Point particulièrement grave, peut-être le plus grave de tous car, il faut le dire et le redire, l’image est ce qui empêche de penser ;
– l’abandon de la langue française normée, au profit de la parole libre et du texte spontané ;
– l’abandon de l’appel à la mémoire, accusé de favoriser le psittacisme, au profit d’une illusoire « auto-socio-construction » du savoir, dont l’inefficacité est pourtant avérée…
– et l’on n’oubliera pas l’abandon de la référence républicaine au profit de la référence démocratique : la classe et l’école sont présentées non comme une république, mais comme une démocratie où l’on n’apprend moins le respect de la loi, que la soumission à la volonté de la majorité. Etc.

Il ne s’agit pourtant pas de rétablir ce qui a été perdu car ces abandons ont eu lieu pour des raisons qui, à défaut d’être bonnes, sont puissantes et tiennent à l’évolution même de nos sociétés. S’il existe des solutions, elles sont à chercher ailleurs. Mais il importe de comprendre que ce qui a été abandonné a entraîné avec soi une dénaturation de l’institution scolaire et, d’un lieu d’instruction et d’institution de l’humanité – ce que doit être une école – on a fait un centre d’encadrement de l’enfance et de la jeunesse qui n’est pas sans intérêt et même qui est sans doute nécessaire, mais qui n’est pas l’école. Il y a alors deu problèmes à reprendre. Le premier est de mesurer à quel point l’école a besoin pour être ce qu’elle doit être d’un certain nombre de dispositions, attitudes, règles, projets, disons même, de rituels sans lesquels elle ne parviendra pas à s’instituer. L’école a besoin d’une philosophie de la transmission et non d’une idéologie de la communication. Le second serait de comprendre pourquoi nous avons abandonné tout cela si facilement…
Pour savoir de quoi on parle, analysons sommairement le cas suivant.

Retour de récréation.
Nous entrons dans la salle de classe. Nous y trouvons des élèves agglutinés par paquets, en train, pour les uns, de négocier l’échange d’images obtenues dans des emballages de confiseries, pour d’autres de jouer avec des petites voitures… Les élèves entrés, le maître réclame avec force un silence que, bien entendu, il n’obtient pas. Il crie plus fort, sans davantage d’effet et est finalement obligé d’aller lui-même interrompre les diverses transactions et autres activités en cours… Menaces de confiscation, jamais suivies d’effet. Le silence ne vient toujours pas, mais le niveau sonore a tout de même sensiblement baissé. La classe peut commencer. Mais certains élèves interrompus dans leurs activités personnelles ne se laissent pas vaincre ainsi et continuent, sous la table leurs arrangements, attendant qu’une occasion se présente, par exemple lorsque le maître aura le dos tourné, propice à la reprise de leurs activités malencontreusement interrompues par le maître. Etc.

Le maître n’aurait pas dû laisser la récréation se prolonger à l’intérieur de la classe. Il faut rentrer en ordre, attendre en silence à sa place et commencer toujours par un travail écrit, individuel et demandant de l’attention. Bon moyen de mettre fin à la récréation. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, les élèves habitués à cette manière de travailler deviennent très vite autonomes et le maître n’a plus aucun besoin de définir les règles ni de faire respecter les consignes. Chacun sait à chaque instant ce qu’il a à faire et a compris pourquoi il avait à le faire. Tout a été intériorisé et compris. Et approuvé !
Les élèves, en effet, comprennent bien pour quelles raisons ils sont à l’école et savent rapporter le fonctionnement de la classe à ce qu’ils estiment eux-mêmes être une école : un lieu pour apprendre. Tous les élèves aiment s’amuser, mais ils n’aiment ni les écoles où l’on s’amuse ni celles où on les laisse faire n’importe quoi. Ils n’aiment s’amuser que lorsqu’il est temps de s’amuser et non lorsqu’il est l’heure de travailler.
Si l’on ne marque pas clairement la distinction entre le travail et le non-travail, l’école ne commence jamais et on continue dans les couloirs, puis en classe, les activités engagées à la récréation ou dans la rue… L’élève s’habitue à ce que le maître réclame mille fois par jour un silence qu’on n’observera jamais parce qu’au fond, il n’est pas sûr que le maître y tienne réellement. En revanche il est certain que le travail scolaire gène les activités non scolaires. On fait le travail demandé, mais en s’en débarrassant au plus vite… La classe n’est pas très heureuse, le maître, encore moins, qui trouve le métier épuisant… Et pour cause !
Le maître se renforce dans son erreur en estimant que si les enfants ne lui obéissent pas, c’est, sans doute, pour des raisons biologiques – ils ont de l’énergie à dépenser – et, aussi, parce qu’ils sont issus de milieux sociaux défavorisés – « ils manquent de repères », etc. Au final, la différence entre une école qui fonctionne et une autre qui ne fonctionne pas tient à un petit nombre de rituels. Il ne s’agit pas d’astuces extraordinaires ou géniales, mais seulement de petites choses sans lesquelles l’école ne s’institue pas.
On peut tenter de dresser une liste de ces petites choses constitutives de l’école, c’est-à-dire des caractères, dispositifs, procédures et rites sans lesquels l’école se perd, quels que soient les efforts qu’on fasse ensuite pour la sauver. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il faille préserver ces caractères coûte que coûte, mais seulement qu’il faut y réfléchir à deux fois avant de les abandonner. On peut considérer successivement : l’école, la discipline, le maître, l’élève, les parents.
Le bâtiment, d’abord. Comme dans tout monument républicain (est républicain, un bâtiment qui installe un espace public), on doit pouvoir identifier dans son architecture sa destination. Ici : un lieu d’étude. Lorsqu’on y entre, on est déjà à l’étude. Un bâtiment quelconque, à proprement parler, dévoie l’école. Outre le lieu, il faut une discipline, sorte de rituel. Et pour commencer, un rituel de politesse. Il y faut aussi un maître (et pas seulement un adulte organisateur). Le maître se caractérise par sa maîtrise. Et ce qu’il maîtrise, c’est le savoir (et non les enfants, qui doivent apprendre à se maîtriser eux-mêmes). Il y a d’autres intervenants (le directeur, l’inspecteur, le personnel de service… les parents !), mais, aussi nécessaires soient-ils, ils sont périphériques. Ils sont autour du fait scolaire et non en son cœur. Et ce qui fixe le statut du maître, comme celui de l’élève, ce n’est nullement le service de l’enfance mais plutôt ce qu’on pourrait appeler le service de la culture, c’est-à-dire la formation du jugement à partir de tout ce qu’accorde la raison. Car ce qui est exclu de l’école, c’est l’opinion, le faux savoir, l’irrationnel… Sur un plan médiologique, il faut se rendre compte que la matière de l’enseignement ne préexiste pas à l’école. Tout au contraire, c’est parce qu’il y a école qu’il y a matière d’enseignement, c’est-à dire matière à enseigner. Croire que c’est parce qu’il y a une science qu’on peut l’enseigner est une erreur. C’est parce qu’il y a école qu’il y a science. Sinon, il n’existerait que des savoirs dispersés… noyés dans une masse de faux savoirs. Et ne se trouveraient alors que des préparations pragmatiques à la vie et aux professions, non une école.
Quant aux élèves, un truisme veut qu’ils soient d’abord des enfants. Pourtant, à l’école, les enfants ne sont que des élèves. Voir en eux des enfants, c’est nier l’institution scolaire. La différence est en ceci qu’un enfant est un être particulier ou singulier. Pas l’élève, lequel est appelé à s’élever au-dessus de toute particularité. À la maison, ils sont les enfants de leurs parents ; dans la rue ils sont, au mieux, des copains ; au travail, ils auront des compagnons, des collègues, des confrères… et des supérieurs. À l’école, ils sont, entre eux, des camarades, et pour le maître, des élèves. Tout autre statut détruit l’école. Et l’enfant se transforme en élève par un double travail sur lui-même. D’abord il met entre parenthèses sa singularité (empirique),
ensuite, il se met dans un état de réceptivité particulier, qu’on appelle docilité2.
On pourrait continuer, mais ces quelques exemples doivent suffire à éclairer l’idée d’école par la méthode médiologique. Et comme on voit, on est très loin de la communication.

 

Notes :


1. Dès qu’une valeur est universelle (au sens philosophique), elle est une vérité. Dès qu’une vérité est locale, elle n’est plus qu’une valeur. Il est utile de distinguer la culture au sens philosophique (ensemble organique de vérités) et la culture au sens anthropologique (ensemble rhapsodique de valeurs).
2. Voilà encore un mot qui a mal vieilli.